Une chose est sûre : Paul Morellet est né en 1950 dans l’Ain, et il y réside toujours !
Il semble qu’il ait eu très tôt le goût du dessin, et qu’il ait pratiqué avec assiduité . Peut-être même dans les moments d’ennui de ses jours de classe.
Classe après classe, ses études le conduisent à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Bourg-en-Bresse ; et, quand il en sort, c’est à lui de faire la classe . Le tableau noir est-il pour lui une surface de travail exaltante ? On ne sait et il ne dit . Toujours est-il que déjà, il a commencé à peindre, et les œuvres les plus anciennes qu’il ait conservées datent de la charnière des années 1960 et des années 1970 .
De cette époque font partie des formats plutôt restreints, où le thème du chevalier en armure est traité avec humour, un humour parfois grinçant . Les éléments métalliques de l’armure donnent lieu à un traitement en déconstruction reconstruction qui rappelle parfois Fernand Léger . Paul Morellet fait ses gammes .
Puis les formats s’agrandissent nettement et il poursuit un carrière d’exposant : dans la région Rhône-Alpes, mais aussi dans d’autres régions de France, en Italie et même sur un bateau de croisière . Il connaît le succès et c’est alors un peintre nettement engagé dans la vie artistique, extraverti et affectionnant les voyages lointains (Roumanie, Afghanistan) . Son travail se centre progressivement sur le traitement de la couleur et il met au point sa technique qui va devenir comme sa signature, du dégradé . Il y restera fidèle en la subtilisant, en l’affinant, en y apportant des soins de plus en plus attentifs .
La toile devient un champ de couleur, d’une couleur dominante, homogène, variable d’un tableau à l’autre (rose, ocre, etc …), qui figure l’espace, le fond . Un espace, un fond, un champ dans lequel viennent s’ordonner des scènes, ou plutôt des combinaisons d’objets toujours représentés avec précision : mais leur référentiel n’est pas le réel habituel . Ici commence le territoire de l’énigme .
Que dire d’une toile intitulée Les voyageurs, qui associe dans un champ chromatique à dominante ocre deux paires de chaussures, deux sacs à dos et une montgolfière sans nacelle, qui vient de prendre son envol ? Il y a bien la suggestion d’un sens, mais il y a aussi des bornes, il manque des éléments essentiels pour que le sens soit avéré . Paul Morellet, dans de tels essais de réalisme fantastique, se comporte en décepteur d’une attente : humour nouveau, détournement humoristique, étrangeté, parfois inquiétante étrangeté . D’autant que cet univers est vide de présence humaine – tout au plus un fragment de corps humain, une jambe de femme – vide de présence vivante .
Cette étrangeté, plastiquement traduite de manière si puissante, Paul Morellet est-il peu à peu venu à l’éprouver dans son activité professionnelle, dans sa vie de peintre ? Toujours est-il que, vers le milieu des années 1980, survient une rupture : il quitte l’enseignement ; il abandonne le personnage de l’artiste extraverti, voire mondain, il n’expose plus ; sans doute aussi peint-il moins …
Durant cette traversée du désert, et quand il en sort, son travail plastique s’est épuré, comme une sorte d’ascèse esthétique . La technique du dégradé trouve sa terre d’élection, sa couleur de prédilection : le bleu . L’œuvre devient l’œuvre au bleu, alchimie toute personnelle du peintre, patience de la constitution minutieusement réglée, rituelle presque, de ces champs de bleus .
Toujours présents, flottant sans amarres dans ces champs de bleu, c’est-à-dire déroutant l’attente d’une liaison logique ou fondée sur l’expérience, des objets ou parfois des êtres détournés du monde réel ; mais on ne peut pas affirmer qu’ils aident à constituer le sens du tableau, étant la plupart du temps eux-mêmes énigmatiques : ce fragment de colonnade grecque, cette jeune fille et sa bicyclette, ces trois piquets avec une ombre portée qui n’est pas la leur …
On atteint parfois la limite du travail d’épuration : cinq lignes verticales tendues sur l’espace bleu ; la recherche esthétique de Paul Morellet pourrait-elle alors comporter comme possibilité la disparition de tout motif : un travail uniquement sur le champ des couleurs ? Il estime que cette direction a déjà été explorée : par les américains, par Yves Klein, par Pierre Soulages . L’ascèse esthétique du peintre ne le porte pas vers une aridité de type zen, vers une solitude glacée . Pour lui, de même qu’un monde humain ne saurait être un monde vide (au moins comporte-t-il une famille, quelques amis, des relations de travail, et aussi tout ceux qui viennent regarder ses œuvres et échanger avec lui à leurs propos, ne serait-ce qu’une fois de manière fugace …), il faut qu’il y ait quelque chose dans l’espace chromatique . De toute nécessité .
Cependant, Paul Morellet désire maintenant abandonner l’objet reconnaissable, et lui substituer de simples formes, des éléments en relief (pastilles) pris dans l’épaisseur de la peinture . Ses œuvres les plus récentes vont dans cette direction et il envisage des collages, des éléments matériels rapportés sur la toile .En somme, de faire des propositions en vue de faire émerger à nouveau au seuil de perception des ingrédients négligés du réel familier . Manière de restaurer du sens , ou de renouveler le sens, mais jamais dans un langage univoque et immédiatement clair .
C’est pourquoi Paul Morellet est discret, voire muet sur sa propre peinture . Il fuit les questions qui tendent à le placer dans la position de l’oracle supposé savoir le sens, le seul et unique sens de ce qui est offert à la perception sur la toile . Il les élude et les retourne en vous renvoyant à votre faculté d’interprétation : le sens est pluriel, les interprétations s’enrichissent mutuellement, celle du spectateur de l’œuvre a autant de droit à la vérité que celle du créateur lui-même . Et finalement, il n’est pas déplacé de dire que nous sommes dans une situation singulière, où le « créateur » a besoin du « spectateur » pour l’aider à constituer ou à reconstituer le sens qui, à un moment de son existence d’homme et d’artiste, lui a semblé faire si cruellement défaut .
Alors qu’on prête si volontiers à l’artiste un rôle de phare, de révélateur, quand ce n’est pas de voyant, l’attitude de Paul Morellet est d’une étonnante humilité .
Depuis la fin des années 1980, il a recommencé à exposer régulièrement, sinon fréquemment, mais en dehors de tout engagement médiatique et avec une sorte de fatalisme . Il travaille dans son cabinet d’architecture, ou il déploie la même rigueur et la même précision qu’il met à la réalisation d’une toile et qu’il a investie dans la conception et l’aménagement de la maison qu’il habite actuellement .
Cette rigueur, cette précision, il les emploie, à l’opposé de l’hyperréalisme, à transformer le réel familier en rébus oniriques, ou, tel le Sphinx dont il se donne les allures, à proposer au spectateur des énigmes . Et, peut-être, à proposer au spectateur sa propre énigme, à lui Paul Morellet, homme, c’est à dire incomplet et incertain .
Jean-Paul Pontvianne – janvier 1999